Arnaud Saint-Martin à bord de l'Airbus AERO-G

Retour de vol d’Arnaud Saint-Martin

Arnaud Saint-Martin, sociologue des sciences, a volé à bord de l’Airbus ZERO-G le mercredi 10 avril dans le cadre de sa résidence en impesanteur à l’Observatoire de l’Espace. Il nous livre ses premières réflexions sur l’expérience de la microgravité.
« Rendre compte d’une expérience décrite comme indescriptible par celles et ceux qui l’ont réalisée est une gageure, à tel point d’ailleurs que j’ai hésité entre l’objectivation froide et la restitution personnelle « à chaud ». Repoussant ce choix de tonalité, j’alternerai entre ces deux registres comme je l’ai fait sur place et dans les airs : simple passager parmi d’autres à certains moments, sociologue et perçu comme tel à d’autres, passager s’observant observer les autres qui s’observent aussi, surtout sociologue en recherche d’un bon angle d’approche sur un « terrain » dont la délimitation et disons même l’incongruité n’ont pas cessé de l’interroger.

Commençons par l’avant-scène de la préparation et de l’attente. Respecter les consignes de sécurité à bord et, pourquoi pas aussi, lâcher prise de telle sorte que la « banane » puisse se dessiner sur un visage déridé pour/par l’occasion : c’est par le jeu de ces contraintes que l’expérience du vol parabolique se présente lors du briefing qui a lieu le 8 avril. En plus des échanges informels avec les responsables de Novespace et du CNES à l’approche du vol – notamment Jean-François Clervoy, l’enthousiasme et le sourire communicatifs à tout instant –, ces informations demeurent abstraites pour le « primo-volant », autant que la description technique par le capitaine de ce qu’il en coûte à son équipe de pilotes d’assurer un fonctionnement optimal d’un A310 manœuvré à l’extrême limite de ses capacités.

Le matin du décollage, le deuxième de cette 56e campagne qui en compte trois, c’est une autre paire de manches, et une combinaison XL qu’il me faut enfiler. Piqué à l’infirmerie, siglé CNES/Novespace et attaché à bord, on s’expose à l’impatience. 9h17 : l’A310 s’élance sur la piste de l’aéroport de Bordeaux-Mérignac. Le parcours au-dessus de l’Atlantique et de la Bretagne est visible au sol grâce au site Flightradar24.com. La météo est bonne, le ciel dégagé, malgré quelques turbulences. Les choses sérieuses peuvent commencer une fois dans les airs. La première parabole suscite l’effet de surprise et d’étrangeté escompté, vécu à l’unisson parmi les passager·e·s – y compris les plus habitué·e·s, le sourire aux lèvres. D’abord, la pression de l’ascension progressive à près de 50°, qui presse lourdement sur le corps, puis – « injection » – l’état recherché d’impesanteur, avant d’endurer la dernière phase d’hypergravité vers les conditions de vol normales. Cette première parabole est comme à blanc. Il m’est alors difficile de consacrer mon énergie à autre chose qu’à traquer la présence-absence de mon corps. Fuyant durant la vingtaine de secondes que dure l’impesanteur, le corps est ensuite rattrapé à l’évidence d’une gravité qui est force de loi physique. Cette redécouverte est plus ou moins indolore selon les personnes – à un léger fléchissement près parmi les passagers, le vol fut sans encombre.

Après l’étonnement et la sensation crue des différentes phases de la parabole, je commence à observer le travail réalisé par les équipes scientifiques. Chacune est concentrée sur une manip, des bulles d’activité se forment, communiquant plus ou moins entre elles. L’éventail des possibles en matière d’expérience scientifique est large, qu’il s’agisse de recherches de physique fondamentale, de sciences de la matière, de sciences de la vie, de l’entraînement d’astronautes ou de recherche technologique. Le chercheur en sciences sociales que je suis se trouve ici embarqué comme par effraction ; la position d’observateur non directement participant – disons même de spectateur intrigué – le fige en pièce accessoire du décor. M’efforçant de ne pas perturber les travaux, je me fais donc tout petit et circule discrètement entre les racks et les installations, interrogeant à la volée les équipier·e·s lors des courtes trêves entre les paraboles.

Je découvre l’animation d’une sorte de théâtre itinérant de la preuve et de l’expérience. Il s’organise selon les règles d’une partition rejouée à chaque vol, sous la supervision experte et rassurante – et volontiers espiègle – du staff technique de Novespace. Parmi ces expériences qui s’animent au gré des paraboles, selon des scripts préparés à l’avance entre les équipes invitées à faire science dans les airs : le test, jugé concluant, d’un déployeur de satellite au format Cubesat 12U ; les essais d’équipement et l’entraînement de l’astronaute allemand de l’ESA Matthias Maurer ; l’étude de la propagation de flamme établie sur un jeu de fils électriques ; les expérimentations ingénieuses de lycéens, sous l’autorité de leur professeur. Chaque équipe a quelque chose à (é)prouver : tirer des résultats, tester des théories, valider une technologie, ou breveter un procédé sous clause de confidentialité à bord. La division du travail au sein des équipes et la mise en œuvre méthodique de protocoles, qui auront parfois demandé quelques ajustements et tâtonnements, entretiennent l’émulation autour de l’activité. Ainsi l’A310 fournit-il les conditions expérimentales d’une administration collective de la preuve. À distance polie des expériences, en résidence secondaire, sans autre cahier des charges qu’un calepin à griffonner en impesanteur – il s’avèrera après-coup que les notes sont parfaitement illisibles –, je suis vite rattrapé par la tentation de la libre flottaison, qu’inspirent les cabrioles et les tours malicieux d’un Jean-François Clervoy.

À force de paraboles, chacun·e finit par trouver ses repères, les plis sont vite pris – mais les sourires persévèrent, car on ne s’en lassera pas. 11h45, il est temps de s’assoir queue de l’avion et de patienter avant l’atterrissage, et les vues abstraites de la côte aquitaine au hublot de ramener au calme. Passé le retour sur terre et l’ingestion d’un casse-croûte réparateur, c’est l’heure du retour d’expérience en groupe, avant un ultime décollage le lendemain pour les équipes.
Avant. Après. Avant/après. On m’avait prévenu : l’expérience du vol parabolique, de l’hyperbole des premières sensations à vif et dans la chair jusqu’au contrôle des caramboles dans la zone de « free-floating », souffre la mise en mots. La décrire, c’est la déréaliser. Mais parce que les questions affleurent et que l’envie de communiquer l’expérience l’emporte, on se cherche vite des béquilles, un récit efficace. Que j’ai fini par trouver, au détour d’une expérience physiologique à laquelle je me suis prêté. Cette expérience proposait d’étudier la façon dont un sujet se représente, en pensée et les yeux fermés, des mouvements choisis du corps en situation normale de gravité terrestre et en impesanteur, avant et après le premier vol. Après le vol, j’ai poursuivi l’expérience à la maison et me suis rendu compte que la sensation – la reconstruction intellectuelle de la sensation – continue de me démanger. Ce flottement, que je rapprocherais de l’état dans lequel précipite une veille prolongée le lendemain d’une nuit blanche, est donc une modalité possible de l’appropriation subjective de l’impesanteur. Cette dernière délimite une situation dont la réalité est objet de science depuis des décennies, si bien que le récit post festum risque la redondance et l’accumulation de clichés. Or, c’est précisément dans l’ordinaire de la restitution discursive d’une expérience à bien des égards extra-ordinaire que se noue quelque chose, un écart, une traduction-trahison, qu’il me faudra approfondir dans d’autres textes. »

Arnaud Saint-Martin